mardi 11 août 2009

Israël - République tchèque: destins communs

"En 1968, de toutes les villes du monde, celle où eut lieu la manifestation la plus massive contre l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie était Tel-Aviv. A cette époque, dans le monde arabe, de nombreuses voix affirmaient que le Printemps de Prague (la libéralisation relative du régime totalitaire communiste) était une "conspiration sioniste". Un dirigeant soviétique avait déclaré que "la contre-révolution rampante en Tchécoslovaquie avait commencé par la réhabilitation de l'œuvre de Franz Kafka."

Source: Jerusalem Post

La récente visite officielle du Premier ministre tchèque Jan Fischer a pu faire plaisir aux Israéliens à deux titres. D'une part, tout simplement, comme toute visite d'un homme d'Etat représentant une nation amie. D'autre part, parce que Fischer ne s'est pas plié à ce qui était presque devenu une obligation pour beaucoup de politiciens européens, à savoir l'habitude de relier toute rencontre avec des représentants israéliens, avec une visite aux représentants de l'administration autonome palestinienne. Le porte-parole du Premier ministre tchèque, Roman Prorok, a même déclaré aux journalistes que le but du voyage de son supérieur était de renforcer les échanges culturels et économiques entre son pays et Israël - ce qui ne concernait pas les représentants palestiniens (cf. Lidové Noviny du 23 juillet 2009).

J'ai eu le plaisir de voir Fischer d'assez près, assez récemment. Comme chaque année, au mois de mai, une cérémonie commémorative s'est tenue dans le cimetière national de Terezin (Theresienstadt), ville qui pendant la Seconde guerre mondiale fut transformée en ghetto pour les Juifs et en camp de concentration pour les résistants. Après avoir écouté le discours du président du sénat, Premysl Sobotka, et du rav Karol Sidon, le grand rabbin de la République tchèque, j'ai pu assister à la réception organisée à la Petite Forteresse. Jan Fischer y rappelait que son père avait été interné dans le ghetto de Terezin (où est aussi décédé mon grand-père).

Le journal Lidové Noviny a publié le 23 juillet une photo de Jan Fischer au mémorial de Yad Vashem, à côté d'une photo historique du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin El-Husseini, conversant avec Adolf Hitler. L'article expliquait que l'immeuble du Shepherds Hôtel à Jérusalem, qui doit maintenant être rebâti et habité par des Juifs, avait appartenu au mufti, qui plus tard allait organiser des divisions SS musulmanes dans la Yougoslavie occupée. Celles-ci allaient participer à l'extermination des Juifs et aux massacres des Serbes.

Le même numéro du journal publiait un article d'un lecteur, M. Zbynek Petracek, disant que la racine du conflit israélo-arabe réside dans la non-reconnaissance par les Etats musulmans du droit historique des Juifs de vivre en Eretz Israël. Plutôt que de rappeler la Shoah, disait-il, on devrait montrer les reproductions des tableaux des maîtres anciens, représentant Jésus mangeant des matzot lors de son dernier repas près du tombeau du roi David, comme tout Juif à Pessah (Lidové Noviny est un journal du parti démocrate chrétien).

Deux histoires similaires

L'on imagine mal de telles publications dans un quotidien français. Et l'on peut se poser la question de savoir pourquoi y a-t-il une si grande différence entre l'attitude des Tchèques et celle des Français à l'égard d'Israël. L'histoire aide peut-être à trouver une explication.

Les nations occidentales n'ont jamais été menacées dans leur existence. Elles ont longtemps dominé d'autres peuples et ressentent peut-être aujourd'hui des remords pour cela. Un héritage chrétien mal assumé de la vertu de la pauvreté se joint alors à l'héritage du marxisme, dont on n'arrive pas à faire le deuil complet, malgré ses échecs évidents. Ceux qui ont dû assister à l'embourgeoisement du prolétariat chez eux éprouvent donc le besoin de s'identifier aux nations pauvres du Tiers-monde.

Comme d'autres peuples de l'Europe de l'Est, les Tchèques ont vécu tout à fait autre chose. Comme le peuple juif, le peuple tchèque a dû beaucoup lutter pour sa survie. Pour les deux communautés, il s'agissait d'abord longtemps d'une lutte pour la survie de leur identité, de leur personnalité collective. Mais à l'époque du nazisme, elles ont toutes deux été menacées dans leur survie à proprement parler, la survie physique de leurs ressortissants.

Bien sûr, leurs sorts n'étaient pas absolument identiques. Les Juifs étaient tous condamnés à mort. Les Tchèques devaient être soumis à un tri. Ceux qui étaient à la fois jugés racialement proches des Allemands et prêts à renoncer à leur identité devaient être germanisés. Les autres étaient soit déportés vers l'Est, soit stérilisés, soit subissaient die Sonderbehandlung (le traitement spécial). L'on sait quelle était la signification de cet euphémisme. Les Tchèques étaient les premiers parmi les nations européennes à subir les horreurs de l'occupation allemande.

Le sort qui frappait alors les Juifs les avertissait de ce qui les attendait, eux aussi. (Le ministre allemand des Affaires étrangères aurait dit à l'ambassadeur britannique, déjà en 1938 : "Les Tchèques seront exterminés. Les femmes, les enfants, tous !")

Plus tard, en 1968, de toutes les villes du monde, celle où eut lieu la manifestation la plus massive contre l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie était Tel-Aviv. A cette époque, dans le monde arabe, de nombreuses voix affirmaient que le Printemps de Prague (la libéralisation relative du régime totalitaire communiste) était une "conspiration sioniste". Un dirigeant soviétique avait déclaré que "la contre-révolution rampante en Tchécoslovaquie avait commencé par la réhabilitation de l'œuvre de Franz Kafka."

Il y a encore un autre trait commun aux Tchèques et aux Israéliens. De même que les Israéliens ont fait fuir un certain nombre d'Arabes au moment de la guerre de l'Indépendance, les Tchèques ont expulsé, à peu près à la même époque, leur minorité allemande. Les peuples comme les Français, nombreux et puissants, n'ont pas dû vivre de pareilles expériences et devraient nous épargner leurs condamnations.

L'on sait que les Arabes ont commis les premiers massacres des Juifs, encore très peu nombreux en Eretz Israël, alors sous le mandat britannique, dans les années 1920. J'ai pu lire un rapport d'un consul italien de Jérusalem qui, peu après la fin de la Première Guerre mondiale, écrivait à son ministre : "Il ne peut y avoir aucun doute que si les armées alliées devaient maintenant quitter le pays, les Juifs seraient tous massacrés par les Arabes."

Une peau de léopard

De la même façon que l'île juive était entourée d'un océan arabe, l'îlot tchèque tenait mal au milieu d'une mer germanique hostile. Johann Wolfgang Brügel, historien juif originaire des pays tchèques, qui depuis 1939 vivait en Grande-Bretagne, a écrit dans son monumental ouvrage Tschechen und Deutschen (Les Tchèques et les Allemands, Munich 1967) que le premier texte dans lequel un auteur allemand préconisait l'expulsion complète des Tchèques de leur pays datait de 1900. A cette époque, Hitler n'était qu'un enfant.

Et selon l'historien anglais A.J.P. Taylor, déjà avant la Première Guerre mondiale, l'état-major allemand, le ministère allemand des Affaires étrangères et le chancelier du Reich Bethmann Hollweg planifiaient l'expulsion des Slaves de l'Europe centrale et le repeuplement de leurs territoires par des colons allemands.

L'étude de l'histoire tchèque est intéressante pour comprendre la situation actuelle, non seulement en Europe centrale, mais aussi au Proche-Orient. Ainsi, J.W. Brügel cite un dirigeant social-démocrate allemand, qui disait en 1919 : "Il est hors de doute que les territoires des pays tchèques habités par les Allemands ne sont pas en mesure de former une 'Bohème allemande' unie et indépendante. Il est impossible d'unir dans un ensemble économiquement viable des fragments territoriaux séparés par des territoires habités par les Tchèques." A un autre endroit, il parle de la "peau de léopard".

Un Etat palestinien formé par la Cisjordanie et Gaza ne serait-il pas aussi une peau de léopard ? Ce qui s'est révélé impossible en Europe centrale se révélera impossible également au Proche-Orient. L'histoire nous enseigne qu'un ensemble non-viable représente toujours une menace pour ses voisins. Elle nous enseigne aussi que lorsque deux peuples deviennent trop hostiles l'un envers l'autre, une séparation physique, même brutale, devient un moindre mal, par rapport à un cycle interminable d'agressions et de représailles.

Les Israéliens seraient bien inspirés de tenir compte des expériences d'autres peuples à cet égard et de se garder d'un moralisme excessif et irréaliste. Dans notre monde agité et incertain, il est impératif qu'Israël puisse rester lui-même.

C'est, bien sûr, impératif pour les Juifs. Pour tous les Juifs - pour ceux d'Israël, comme pour ceux de la diaspora. Mais c'est impératif aussi pour les nations du monde. Une étude honnête de l'histoire montre le rôle majeur du peuple juif dans le progrès de l'humanité. Son effacement, que tout affaiblissement sensible de l'Etat d'Israël entraînerait inévitablement, serait une perte irréparable pour tous les humains.

L'auteur est historien tchèque, titulaire d'un doctorat de troisième cycle d'histoire contemporaine. Il a publié : L'Expansionnisme islamiste hier et aujourd'hui.

Photo de Jan Fischer : Hareco @ Wikipedia

1 commentaire :

Gilles-Michel DEHARBE a dit…

En 1945, le président tchécoslovaque Edvard Benes a expulsé, par décrets, les Allemands des Sudètes, à l'exception de ceux qui ont eux-mêmes souffert du nazisme, et ordonné la confiscation de leurs biens. Jusqu'à présent, le contentieux lié à ces expulsions était jugé par les tribunaux du pays qui, parfois restituaient leurs biens à des familles allemandes pouvant prouver leur loyauté à la Tchécoslovaquie à l'époque de l'annexion au IIIème Reich.

En application de la Charte des droits fondamentaux à laquelle le traité de Lisbonne va donner force obligatoire, ce contentieux pourrait rapidement
redevenir européen, sous l'effet de la jurisprudence de la Cour de justice européenne. Dès l'entrée en vigueur du nouveau traité, la Cour ne manquera pas d'être prise d'assaut par des héritiers des familles expulsées à la fin de la guerre, pour tenter de faire juger illégaux les fameux décrets, du fait qu'ils prononcent une sanction frappant collectivement une population en raison de sa nationalité, de sa langue ou de son ethnie.

L'enjeu est de taille : rien qu'en République tchèque, plus d'un tiers des propriétés, foncières, industrielles ou immobilières du pays pourraient alors devoir être restituées à ces familles allemandes expulsées.

Porte-drapeau des "restitutionnistes" germanophones d'Europe, le député Posselt peut en tous cas sans doute compter sur la bienveillance de son compatriote Hans-Gert Pöttering, dont la biographie révèle qu'il a été honoré par l'Organisation poméranienne des expulsés allemands de la "Grande médaille Ernst-Moritz Arndt". Une distinction quelque peu encombrante, lorsqu'on sait - mais peut-être est-ce anecdotique - que Ernst-Moritz Arndt, écrivain et ancien député au Parlement de Francfort, a inspiré au XIXème siècle le mouvement Völkisch en développant "une théorie combinant l’amour de la terre et un nationalisme xénophobe " volontiers antisémite, et capable de déclarer aussi "le Rhin, fleuve allemand, mais non frontière de l'Allemagne"...

Que la revendication des descendants d'expulsés soit moralement juste ou non, il appartient aux juges de l'apprécier, davantage au cas par cas. La Cour européenne peut s'attendre à des milliers de plaintes venant de toute l'Europe.

Si vous passez par Prague, n'oubliez pas de faire un détour par le quartier de Josefov ...